La détermination du mois musulman entre Fiqh et calcul astronomique.
Dans les lignes qui suivent, le but est de faire le point sur les arguments favorables ou non au calcul astronomique dans la détermination du mois lunaire.
Quels sont les arguments les plus décisifs des défenseurs de la constatation visuelle obligatoire ?
L’existence d’un consensus (Ijmâ ‘) au sein des Oulémas. Pour certains oulémas parmi lesquels de grandes figures du droit islamique, de la théologie et de l’étude des hadiths comme Ibn Taymiya et Ibn Hajar, Il existe un consensus (Ijmâ ‘) sur l’obligation de la constatation visuelle du croissant de Lune pour déterminer le mois lunaire. Selon ce point de vue, c’est seulement et seulement si le croissant de Lune est visible à l’œil nu que le mois musulman commence et le cas non échéant, le mois en cours est estimé à 30 jours. Cette position est adossée à des hadiths du genre : « jeûnez si vous le voyez et rompez si vous le voyez » ; « …Si vous ne le voyez pas estimez le (mois en cours) à 30 jours ». Les oulémas défenseurs de ce point de vue ajoutent souvent le commentaire suivant : « le prophète (SAWS) n’a pas dit « si vous ne voyez pas demandez aux savants du calcul astronomique » Il découle de ces hadiths selon les défenseurs de la constatation visuelle obligatoire du croissant de Lune que tout autre moyen ou mode de détermination du mois lunaire n’est pas acceptable ou valide du point de vue de la Charia.
Les critères de facilité et d’accessibilité. Par principe, la Charia vise toujours à rendre facile et accessible à tous les fidèles les pratiques cultuelles, d’où la consécration définitive de la constatation visuelle du croissant de Lune qui remplit le mieux ces critères (facilité et accessibilité). D’ailleurs, ce sont ces critères qui expliquent la sagesse (hikmah) qui sous-tend l’interdiction du recours au calcul astronomique selon toujours les défenseurs de la constatation visuelle obligatoire.
La confusion et la méfiance. Les défenseurs de la constatation obligatoire du croissant de Lune et de l’interdiction définitive de tout autre mode de détermination du mois lunaire y compris le calcul astronomique ne font souvent pas de différence entre astrologie et astronomie et laissent entrevoir par ailleurs une méfiance sur la fiabilité et la précision des prédictions astronomiques.
Récapitulons pour dire que selon les défenseurs de l’obligation de la constatation visuelle, voici la pratique légale du point de vue de la Charia : au soir du 29e jour du mois lunaire en cours, les musulmans observent à l’œil nu le ciel et si le croissant de Lune est aperçu, le mois compte 29 jours et le lendemain est alors le 1er jour du mois suivant. Si le ciel est nuageux et gène la vision oculaire alors on ajoute un jour au mois en cours, ce qui fait qu’il est estimé ou considéré compter 30 jours et c’est le surlendemain qui est considéré être le 1er jour du mois suivant.
Quels sont les arguments les plus décisifs des défenseurs du calcul astronomique ?
Pas de consensus selon la définition stricte que les principologues (usîliyyûn – oulémas des fondements du droit islamique) donnent à cette notion comme le soutient l’érudit marocain al ghimari. Pour les oulémas défenseurs du calcul astronomique, il est plus pertinent de parler de position majoritaire (jumhûr) et non de consensus (Ijmâ ‘) au sein des oulémas sur l’obligation communautaire d’observer à l’œil nu le croissant de Lune. En effet, il existe des arguments qui remettent en cause ce supposé consensus dont les suivants :
• La pratique du compagnon du prophète (SAWS), Abdullahi ibn ‘Umar.
En effet, au soir du 29e jour du mois de Cha ‘bân (mois qui précède celui du Ramadan) ce dernier observait et jeûnait le lendemain s’il voyait le croissant de Lune. Ce qui veut dire que dans ce cas de figure, il considérait que le mois en cours comptait 29 jours.
Si le ciel était dégagé et qu’il ne voyait pas le croissant de Lune, il comptait 30 jours ce mois et jeûnait le surlendemain.
Si le ciel était nuageux et qu’il ne voyait pas le croissant de Lune, il jeûnait le lendemain considérant que celui-ci (le croissant de Lune) était présent.
Ce qui veut dire, dans ce dernier cas de figure, qu’il procédait à une estimation selon laquelle le mois fait 29 jours et que ce sont les nuages qui empêchaient de voir le croissant de Lune. La pratique de ce compagnon ne correspond pas à ce qui est communément considéré comme une tradition établie, à savoir, compter 30 jours le mois de Cha ‘bân si au soir du 29e jour le ciel est nuageux et gêne la vue. Il découle de ce qui précède que Abdullahi ibn ‘Umar procédait à une estimation (taqdîr) et considérait que la possibilité de voir le croissant de Lune ou son observabilité était suffisante pour déterminer le mois lunaire ;
• La compréhension de l’expression « faqdurû lahû » (estimez-le) mentionnée dans les hadiths. D’anciens oulémas comme mutarrif ibn chikhîr (Tâbi ‘iy, - qui a rencontré un compagnon du prophète (SAWS), m.87H, qutayba (m.267H), ibn surayj (m.306H), ont compris ladite expression comme une autorisation du calcul astronomique et le comptage à 30 jours le mois « faqdurû lahû thalâthîn» (estimez-le à 30) en cours pour les incompétents en la matière ;
Confusion entre la cause légale et le moyen. Selon les défenseurs du calcul astronomique, il s’est introduit dans ce débat une confusion lourde de conséquence sur la position des uns et des autres comme le soutient le cheikh Faysal al Mawlawi entre ce que les principologues appellent « as-sabab ach-char ‘iy » (la cause légale) et « al wasîlah » (le moyen). Grosso modo, la cause légale d’une prescription de la Charia est quelque chose de clairement définie (sans équivoque), tangible et stable (invariant) dont la présence implique l’obligation d’appliquer la prescription de la Charia en question. Le moyen (sous-entendu légal) est ce qui permet de déterminer la présence de la cause légale. Pour éviter d’utiliser des termes techniques du droit islamique auquel le grand nombre est peu familier, nous allons donner quelques exemples de cause légale et de moyen relativement à la prière et à la zakat :
• C’est littéralement « l’entrée » (dukhûlul waqt) de son temps légal qui est la cause légale de la prière obligatoire. En d’autres termes, c’est seulement et seulement si son temps légal advient qu’il devient obligatoire d’accomplir la prière y prescrite. Un des moyens de savoir que la cause légale d’une des 5 prières quotidiennes est advenue est l’observation de la silhouette d’un objet ou de l’horizon étant entendu que c’est la position du soleil qui détermine ces paramètres ;
• C’est seulement et seulement si le taux (minimum) des biens imposables « Nisâb » est atteint que le prélèvement de la zakat devient obligatoire. Le moyen de le savoir est le calcul. A noter que quand la cause légale de l’héritage est effective, c’est aussi par le moyen du calcul qu’il est possible de déterminer la part de chaque héritier ;
Le cheikh Faysal al Mawlawi note que certains oulémas défenseurs de l’obligation de la constatation visuelle pour la détermination du mois de Ramadan et par extrapolation du mois lunaire confondent la cause légale avec le moyen. Ce cheikh s’appuie sur de grands oulémas comme An-nawawi et d’autres pour dire que c’est « l’entrée » du mois (dukhûluch-chahr) qui est la cause légale du culte y associé que ce soit le jeûne ou autre chose (pèlerinage, délai de viduité, zakat, etc.).
Ce point de vue est solide et trouve son fondement dans le verset du Coran qui dit : « Et quiconque d’entre vous est présent (a l’information) sur le mois (de Ramadan), qu’il jeûne » (Coran, 2 : 185), le Coran parle de l’avènement du « chahr » (mois) et ne parle des phases (manâzil, ahilla) des positions ou phases de la Lune que comme moyen stable pour calculer le temps à elle lié :
« Ils t’interrogent sur les phases de la Lune – Dis : « Ils servent aux gens pour compter le temps, et aussi pour le Hadji (pèlerinage à la Mecque) » (Coran, 2 : 189) ;
« C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une brillance, et pour celle-ci a déterminé des manâzil (phases) afin que vous sachiez compter le nombre des années et al hisâb (le calcul du temps). Dieu n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose en détail les signes pour les gens qui savent » (Coran, 10 : 5) ;
« Et pour vous, Il a assujetti la nuit et le jour, le soleil et la lune à une perpétuelle révolution. Et Il vous assujetti la nuit et le jour » (Coran, 14: 33)
Les défenseurs de la constatation non obligatoire du croissant de Lune tirent de ce qui précède que la cause légale de la prescription du jeûne est l’avènement du mois de Ramadan. Reste la question du moyen acceptable du point de vue de la Charia par lequel déterminer avec la plus grande précision possible le début et la fin du mois de Ramadan et par extrapolation le mois lunaire. A noter que les mêmes parmi les oulémas qui rejettent le calcul astronomique au prétexte qu’il existe le consensus déjà mentionné considèrent que le recours au calcul astronomique pour les temps légaux de prières comme le soutient le ouléma al qarâfi et l’utilisation de la boussole pour déterminer la direction de la qibla sont acceptables du point de vue de la Charia (An-nawawi). Il en découle qu’on peut recourir au calcul astronomique pour déterminer la cause légale de la prière qui est liée aux positions du Soleil et non pour celle du mois musulman lié aux positions de le Lune ! On a confiance au Soleil et pas à la Lune.
Les oulémas qui rejettent cette analogie disent que pour les prières, le Coran mentionne les positions du Soleil « Accomplis la Salat depuis le déclin du Soleil jusqu’aux premières obscurités de la nuit, et à la récitation du Coran assistent des témoins (anges) » (17 : 78) alors que pour ce qui est du mois lunaire, les hadiths mentionnent la constatation visuelle. Pour répondre à cet argument, il faut commencer par dire que le Coran parle de l’avènement du mois (chahr) et de la Lune pour le déterminer « C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une brillance, et pour celle-ci a déterminé des manâzil (phases) afin que vous sachiez compter le nombre des années et al hisâb (le calcul du temps). Dieu n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose en détail les signes pour les gens qui savent » (Coran, 10 : 5), tout comme il parle de temps légaux de prière et du Soleil pour les déterminer. Il existe bel et bien des moyens traditionnels mentionnés dans les hadiths pour connaitre les temps légaux des prières : taille ou hauteur de la silhouette (midi et après-midi) et l’horizon (crépuscule et aube), le tout par l’observation à l’œil nu. Cela n’a pas empêché al qrâfi et An-nawawi pour ne citer que ces deux grands oulémas, de théoriser l’acceptabilité du point de vue de la Charia, du recours au calcul astronomique.
Au total, l’argument de rejet du calcul astronomique ne peut être fondé sur un supposé consensus bâti sur l’existence de hadiths considérés comme catégoriques sur l’obligation d’observer à l’œil nu le croissant de Lune pour déterminer le début et la fin du mois lunaire. Le moyen légal le plus approprié pour déterminer la cause légale d’une prescription sera le plus valorisé par la Charia. Quant au grand nombre de hadiths du genre « Jeûnez si vous le voyez et rompez si le (re)voyez », les commentaires qu’en font de grands oulémas du hadith comme At tirmizi et Ibn hajar permettent de voir que l’objectif visé est de séparer les mois et de dissuader les musulmans de toute précipitation pour commencer le jeûne avant le début du mois de Ramadan d’où le hadith « N’anticipez pas le Ramadan de deux ou un jour »
Un hadith si mal compris. Il est d’abord surprenant de voir que le seul hadith à notre connaissance qui mentionne le calcul (hisâb) astronomique s’entend et qui devait faire l’objet d’une analyse approfondie est souvent citée rapidement par les défenseurs de l’obligation de la constatation visuelle avec la conclusion que c’est un argument qui fonde son interdiction. Le voici : « Nous sommes une oumma illettrée, nous n’écrivons pas et ne calculons pas, le mois est ainsi et ainsi, c’est-à-dire, tantôt 29 et tantôt 30 » (Boukhari et Mouslim). Cette conclusion est fortement remise en cause à travers les arguments suivants :
• Si ce hadith implique une interdiction du calcul alors l’écriture le serait elle aussi et pourtant aucun ouléma ne défend une telle position et la pratique du prophète (SAWS), de ses compagnons et des générations suivantes sont là pour prouver le contraire ;
• Le Coran valorise l’écriture à travers par exemple des contrats de dette « Ô croyants ! Lorsque vous contractez une dette à terme, consignez-la par écrit. À cet effet, choisissez deux témoins parmi vous. N’omettez pas de mettre par écrit tout acte de prêt, quel qu’en soit le montant, et d’en préciser l’échéance. Cette façon de procéder est plus équitable auprès de Dieu, car non seulement elle confère plus d’autorité au témoignage, mais aussi elle écarte de lui toute espèce de doute » (Coran, 2 : 282), le calcul des parts d’héritage, de la zakat, etc., Dans la même veine, le prophète (SAWS) a dicté le Coran à ses scribes et libérer les captif de la bataille de Badr à condition d’apprendre aux enfants musulmans à lire et à écrire.
• Le contexte du hadith indique que le calcul astronomique est mentionné comme moyen de détermination du mois lunaire mais dont les musulmans au temps du prophète (SAWS) ne connaissaient que quelques rudiments. De là à en tirer une interdiction catégorique et définitive…
• Tout le monde est d’accord pour dire que le prophète (SAWS) s’adressait aux musulmans de son époque qui étaient majoritairement illettrés et pas seulement eux d’ailleurs et incompétents en matière de calcul astronomique. Le prophète (SAWS) n’aurait pas dit cela pour la oumma de notre temps ;
• Si comme le disent certains oulémas et pas des moindres, la sagesse (hikma) qui a motivé l’interdiction du calcul, sur la base de ce hadith, réside dans l’intention de la Charia de faciliter et de rendre accessible pour tous le culte, il n’est pas difficile de remarquer le caractère anachronique de cet argument pour notre temps. En effet, de nos jours, partout dans le monde on peut avoir l’information sur le mois lunaire de façon beaucoup plus facile et rapide qu’auparavant par divers créneaux. De plus, parler de facilité implique que c’est le caractère difficile d’un moyen donné qui est indexé et non son statut illicite en tant que tel du point de vue de la Charia. Par ailleurs, l’argument qui consiste à dire que nul besoin de l’écriture et du calcul pour les pratiques cultuelles islamiques se heurte à l’utilisation du calcul pour l’héritage, la zakat, la distance requise pour la réduction des unités de prière ou la suspension du jeûne, et aussi du calcul astronomique utilisé pour déterminer les temps légaux des prières ;
• La forme négative de l’expression « nous n’écrivons pas et nous ne comptons pas » indique une description du niveau de la grande majorité des musulmans de l’époque du prophète (SAWS) plutôt qu’un impératif (amr) de ne ni écrire ni calculer ;
• Un autre argument consiste à dire qu’après avoir dit d’observer à l’œil nu, le prophète (SAWS) a bien dit d’estimer le mois à 30 jours en cas de ciel nuageux et pas du tout de demander à ceux qui connaissent ce genre de calcul. Une réponse est de dire que la pratique du compagnon Abdullahi ibn ‘Umar indique que c’est une option parmi d’autres et aussi que ce qui serait difficile et contraire à l’esprit de la Charia aurait été justement pour le prophète (SAWS) de demander aux musulmans de ce temps d’aller voir les rares individus experts en calcul astronomique qui résidaient dans des localités éloignées de la péninsule arabique, maitriser leurs langues et leurs langages mathématiques, confronter et vérifier les résultats de chacun d’eux et pour chaque mois, etc. C’est dans ce cadre qu’on peut comprendre la mention par le prophète (SAWS) de l’estimation à 30 jours maximum en cas de gêne.
• Par expérience d’observation, le prophète (SAWS) a tenu à dire aux musulmans que le mois ne fait pas plus de 30 jours, donc il est logique de l’estimer à ce nombre en cas de ciel nuageux au 29e jour du mois en cours
Assimilation, manque de confiance et anachronisme. Les défenseurs de l’obligation d’observer le croissant de Lune mentionnent dans leurs arguments leur conviction selon laquelle, il n’y a pas de démarcation entre l’astrologie et l’astronomie. La peur de verser dans l’astrologie a conduit certains oulémas notamment les anciens au temps où l’astronomie était peu connue, à se méfier de celle-ci. Pourtant, tout le monde est d’accord sur l’interdiction catégorique selon le Coran et les hadiths de l’astrologie qui consiste à prétendre établir une correspondance entre les astres et la destinée humaine. On peut comprendre cet état d’esprit à l’époque où seuls quelques rares individus pouvaient faire la part entre les prédictions par le calcul astronomique et celles par l’astrologie. Etant noté que les pratiquant de ces deux approches utilisaient des tableaux et signes qui ne présentaient pas de différences pour les non-initiés.
Toutefois, l’astronomie moderne a acquis ses lettres de noblesse dans le champ scientifique : son objet, sa démarche, ses méthodes et outils obéissent aux mêmes exigences que les autres disciplines qui ont acquis une légitimité scientifique. Dans ce cadre l’attitude islamiquement correcte est non pas de faire prévaloir ses préjugés sur l’astronomie mais de se renseigner auprès des « ‘ulamâ-ul falak » (les savants astronomes et des sciences connexes) voire de l’apprendre si on en a les aptitudes. C’est la seule façon pertinente de pouvoir apprécier de façon juste le degré de fiabilité et de précision des données astronomiques (modèle de base, hypothèses, modèle de collecte de données, traitement et analyse, interprétation, marge d’erreurs, etc.). Aussi, le calcul astronomique offre l’avantage d’être une activité scientifique en principe pas assujettie aux tensions politiques, nationalistes, et sectaires (suivisme des écoles de pensée ou leaders d’opinion). Dans ce cadre, il est instructif de noter que des oulémas anciens comme Taqyudin Subki (856H/1451) et Ar Ramli à la même époque ont été favorables au calcul astronomique. Subki plaidait pour que les gouvernants valident le témoignage visuel par les données astronomiques fiables alors que de son côté, Ar-ramli affirmait que le mois astronomique est le mois de Charia.
On peut comprendre que par ignorance des avancées de l’astronomie, d’anciens des oulémas comme An-nawawi et Ibn Taymiya qui ont vécu respectivement au 13e et 14e siècle aient eu à formuler des réserves fortes sur la fiabilité et la précision basées sur le calcul astronomique. Même si avant ou aux mêmes époques des scientifiques musulmans faisaient progresser l’astronomie en essayant de prédire la visibilité du croissant de Lune par le calcul astronomique (al khawârizmi, m.232H/847, Nasirudin at tusi, m.673H/1274) et beaucoup d’autres. Le problème majeur, c’est quand des oulémas des générations suivantes et contemporaines reproduisent sans une évaluation critique des arguments en déphasage avec le contexte scientifique de leur époque. Fort heureusement, des oulémas contemporains ont plaidé en faveur du calcul astronomique : c’est le cas d’Ahmad ibn Muhammad Châkir (m.1959), Al Qaradawi, Mustafa Az zarqâ, Cheikh Ousmane Mbow, Faysal al mawlawi (m.2011).
De leur côté, des scientifiques musulmans contemporains reconnus pour leurs compétences en Mécanique céleste et sciences connexes comme Muhammad Ilyâs, Muhammad Odeh, Nidhal Guessoum, Karim Meziane et Syed Khalid Shaukat se sont distingués dans les efforts de conciliation entre visibilité, observabilité, et prédiction de l’instant de la conjonction « Terre – Lune – Soleil ». Du côté des rencontres interétatiques sous la houlette de la Ligue Islamique Mondiale réunissant oulémas et astronomes, des recommandations invitent à valider le témoignage visuel par les données astronomiques fiables notamment l’instant de la conjonction pour ensuite confirmer ou infirmer par l’observation oculaire. Des institutions pionnières comme le Comité Européen de Recherche et de Fatwa (CERF), le Conseil Théologique Musulman de France (CTMF) et le Conseil de Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) déterminent depuis quelques années le mois lunaire sur la base de prédiction de l’instant de conjonction et des zones de première visibilité. Au Sénégal, le travail pédagogique que nous sommes en train de faire en collaboration avec l’Association sénégalaise pour la promotion de l’astronomie (ASPA) est suivi attentivement par l’opinion publique musulmane, les scientifiques et les oulémas.
Prendre en compte les données astronomiques aurait au moins un triple avantage :
i) être en phase avec les résolutions de l’Académie mondiale de Fiqh sur cette question ;
ii) écarter des témoignages visuels infondés comme ceux qui seraient en contradiction avec la prédiction rigoureuse de l’instant de la conjonction prédictible à la seconde près ;
iii) savoir où se trouve le Sénégal selon le zonage de la planète fait sur la base des prédictions astronomiques de première visibilité. A cette fin, le calcul des éphémérides permet de dessiner des zones (qui changent suivant les modalités de la conjonction) de première visibilité du croissant de Lune pour toute la planète avec beaucoup plus de fiabilité et de précision.
Conclusion
Si le Sénégal reste fidèle à l’option vison-monde de l’école malikite et considère avec tout le sérieux requis les données astronomiques modernes, alors l’attente d’une détermination à l’unisson du mois de Ramadan et du mois lunaire tout court sera satisfaite. Mais, au-delà du Sénégal, toutes les conditions sont réunies pour que la Oumma actuelle sorte de ses malaises de Lune. En effet, comme pour l’hégire qui a été consacrée référence de base pour les musulmans au temps du Calife ‘Umar, et comme pour les temps légaux des prières qui sont élaborés de nos jours par le calcul astronomique, il est tout à fait possible par un Ijtihâd salutaire (effort de production d’une règle de la Charia sur une question nouvelle) de construire un calendrier lunaire musulman sur la base de seulement deux critères :
i) l’instant de la conjonction « Terre – Lune – Soleil »,
ii) la convention musulmane selon laquelle le jour commence au coucher du Soleil.
A cette fin, il reviendra alors aux spécialistes de l’astronomie, de la géographie, de la cartographie et des sciences connexes, de faire le travail technique nécessaire. Ma conviction est que la Oumma peut y arriver dans les meilleurs délais à condition d’avoir une bonne connaissance de l’astronomie moderne et des sciences connexes ainsi que des fondements, principes et finalités de la Charia en la matière. Doit s’y ajouter, l’abandon de toute posture sectaire au sens d’un attachement fanatique à des écoles de pensées théologico-juridiques dont les chefs de file n’ont jamais voulu que les résultats de leurs effort de recherche si louables soient sacralisés.
Fait à Dakar, juin 2017/Ramadan 2018
Ahmadou Makhtar Kanté, Imam, écrivain et conférencier
amakante@gmail.com
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